Certains amours sont éternels. Les supporters de San Lorenzo ne savent que trop bien à quel point cette maxime est vraie.
Le club a été fondé en 1908 par un groupe de jeunes de 13 à 16 ans et un prêtre salésien du nom de Lorenzo Massa. Il s’agissait de garçons très humbles qui partageaient leur amour du football dans les terrains vagues du quartier d’Almagro et formaient l’équipe « Los Forzosos de Almagro ». Lorsque l’oratoire salésien de San Antonio a été construit à l’endroit où ils jouaient, les jeunes ont pensé qu’ils allaient perdre leur « terrain ». Ils se trompaient. Le père Lorenzo Massa a mis à leur disposition un espace de jeu et leur a donné des maillots bleus et rouges. Tout ce qu’ils avaient à faire était de ne pas tomber dans la délinquance et d’assister à la messe du dimanche. Marché conclu. Le Club Atlético San Lorenzo de Almagro était né.
La création du Gasómetro à Boedo
Après des débuts difficiles, marqués par une suspension des activités en 1912 et un retour l’année suivante, San Lorenzo accède à la première division argentine en 1915. Mais le club ne disposait toujours pas de son propre stade. Le club louait le stade de Ferro Carril Oeste pour jouer ses matches à domicile. Il n’avait pas d’identité. Le Père Lorenzo revient à la charge pour aider l’institution qu’il aime tant et intercède pour obtenir un terrain appartenant à l’école Maria Auxiliadora. Ce terrain se trouvait à Almagro, mais plus tard, une partie de la zone, y compris le stade, deviendra le quartier de Boedo. Avenida La Plata, numéro 1700. Le nouveau domicile des Azulgranas.
Avec une capacité de 60 000 personnes, le stade était le plus grand d’Argentine jusqu’en 1950. Il a été baptisé Gasómetro en raison des anciens réservoirs de gaz qui s’y trouvaient. À l’époque, il était connu sous le nom de « Wembley argentin » et a accueilli l’équipe nationale pendant une trentaine d’années. Une fierté pour tous les corbeaux – surnom des supporters de San Lorenzo en raison de la soutane noire du prêtre. Lire les belles histoires cachées derrière les surnoms des clubs argentins.
Le succès croissant de San Lorenzo a également favorisé le développement de Boedo. Il s’agissait d’une symbiose. Sportivement, socialement et culturellement intégré, le club constituait le principal point de référence pour les habitants qui arrivaient dans le quartier à une époque d’urbanisation rapide. L’identité de l’un faisait la fierté de l’autre.
La persécution des militaires
Boedo est un carnaval. C’est ce que dit un extrait de l’un des chants les plus célèbres du principal groupe de supporters de San Lorenzo, la Gloriosa Butteler. Et ce fut longtemps le cas. Doté d’une forte scène culturelle, le quartier accueillait de grands spectacles de théâtre, de cinéma et de carnaval, possédait la plus grande bibliothèque de Buenos Aires et formait une classe moyenne à l’identité progressiste. Un phénomène observé avec réserve par le gouvernement militaire. De nombreuses réserves.
Entre 1930 et 1976, il y a eu six coups d’État en Argentine (1930, 1943, 1955, 1962, 1966 et 1976). Les Union Nationale Libératrice, Processus de Réorganisation Nationale, Union Civique Radicale ou tout autre nom de rupture montrait un pays nostalgique d’un passé prospère de plus en plus lointain. Les progrès institutionnels de San Lorenzo et les airs démocratiques de Boedo (une zone de plus en plus appréciée) contrastent avec les obscurs gouvernements totalitaires.
Plusieurs tentatives ont été faites pour causer du tort au club. La première eut lieu en 1971, lorsque le président Comandante Agustín Lanusse, dans un gouvernement anticonstitutionnel, ordonna la construction d’une avenue qui passait exactement au milieu du stade Gasómetro. Une idée abandonnée par la suite, mais un avertissement que les miliciens n’oublieraient pas San Lorenzo.
Le 24 mars 1976, lorsque Isabelita Perón a été destituée et qu’une junte militaire a pris le pouvoir, une autre dictature a été instaurée. Le lieutenant-colonel Jorge Rafael Videla accède à la présidence cinq jours après le coup d’État et reste au pouvoir jusqu’en 1981. Un régime totalitaire qui ne prendra fin qu’en 1983.
Cette période a été marquée par une violente répression, avec la mort et la disparition de milliers de personnes. L’un des mouvements de résistance créés est l’Association des mères de la Place de Mai, une organisation de mères qui cherchent à obtenir des informations sur leurs enfants disparus et qui organisent des marches sur la Place de Mai, devant la Casa Rosada. Le foulard blanc sur la tête et l’angoisse au cœur, elles cherchaient une once d’espoir de retrouver leurs enfants. Le premier acte public de l’association récemment créée a eu lieu le 20 juin 1977 dans le stade Gasómetro. Un acte extrêmement noble et risqué. Pour les militaires, ce lieu était un centre de mouvements révolutionnaires qu’il fallait combattre.
La perte du stade. Au revoir Boedo
Le brigadier Osvaldo Cacciatore était l’officier militaire nommé par Videla pour prendre la mairie de Buenos Aires entre 1976 et 1982. L’une de ses missions était de mettre fin à ce « repaire de délinquants » qu’était le Gasómetro. Bien qu’il était l’un des plus grands et des plus importants stades du pays, il finit par être exclu de la Coupe du monde 1978. Il n’y aura pas de trêve avec le Ciclón.
Le maire Cacciatore commence à mettre son plan à exécution. Il propose d’abord de construire un seul stade pour San Lorenzo, Huracán et Vélez Sarsfield, arguant qu’il y a trop de stades à Buenos Aires. Évidemment, la proposition incluait la fermeture du Gasómetro et de voir San Lorenzo en dehors de Boedo.
L’année 1979 marque la fin du stade mythique. Sous la pression croissante des militaires et dans un contexte de grave crise économique, San Lorenzo succombe. Il vend le terrain du stade Gasómetro pour 900 000 dollars et quitte officiellement Boedo. Le match contre Boca Juniors, le 2 décembre de cette année-là, fut le dernier disputé dans ce stade. Le club est parti, mais le cœur est resté à Boedo.
Les mobilisations désespérées des supporters ne font pas bouger les militaires. Comme si cela n’était pas suffisant, en 1981, San Lorenzo est relégué en deuxième division. C’était la première fois qu’un club considéré comme un grand d’Argentine était relégué.
Des supporters fidèles à leur club de coeur
Que leur restait-t-il ? Sans stade et en deuxième division, il ne restait plus que le maillot. Et cela suffisait aux millions de supporters qui aimaient inconditionnellement le club. L’âme du club est immortelle, on ne pourra jamais leur arracher. Les samedis de deuxième division argentine de 1982 se sont transformés en caravanas de supporters qui se déplaçaient partout pour montrer le sentiment qu’ils portaient à leur club de coeur. Les matchs à domicile du Ciclón se jouaient dans différents stades (Ferro Carril, Vélez, River, etc.). Tous ces stades étaient bondés de Cuervos qui ne voulaient pas abandonner le club au moment le plus difficile de son histoire. Un phénomène social admiré jusqu’à aujourd’hui en Argentine.
L’année suivante, San Lorenzo faisait son retour dans l’élite du football, mais la joie de la montée contrastait avec la douleur de la nouvelle : le conseil municipal avait approuvé le projet de démolition du stade Gasómetro pour la construction d’immeubles commerciaux. En 1984, le stade commence à être démantelé et en 1985, le terrain est vendu à l’enseigne française Carrefour, qui installe son premier supermarché en Argentine. C’était la fin.
Un Nuevo Gasómetro et, enfin, la justice
Sans stade, San Lorenzo a dû « emprunter » plusieurs stades pour pouvoir jouer à domicile. Ce fut le cas jusqu’en 1993, lorsque le club a inauguré son nouveau stade : le Nuevo Gasómetro, dans le quartier de Bajo Flores, à quelque trois kilomètres de Boedo. Ce n’était pas encore le retour à la maison, mais une sorte de sauvetage de l’amour-propre. L’ancien stade a été rebaptisé Viejo Gasómetro. Un viejo jamais oublié.
Même avec leur nouvelle maison, les supporters continuent de demander justice. San Lorenzo est de Boedo et c’est tout. En 2006, les supporters, les socios et les dirigeants ont commencé à exercer une plus grande pression sur la mairie de Buenos Aires pour obtenir la révision historique et la restitution de la « Terre Sainte » à son propriétaire légitime. Le mouvement a commencé à prendre de l’ampleur. Le 8 mars 2012, environ 100 000 supporters de San Lorenzo de toutes les régions du pays et de tous âges se sont rassemblés sur la Plaza de Mayo pour réclamer l’approbation de la « Loi de la Restitución histórica« . Le texte est approuvé le 15 novembre 2012, avec 50 voix pour et aucune contre. Carrefour serait obligé de vendre le terrain au club et San Lorenzo pourrait enfin rentrer chez lui.
En 2014, San Lorenzo et Carrefour se sont mis d’accord sur le montant à payer au groupe de supermarchés pour l’espace situé sur l’Avenida La Plata : 94 millions de pesos (environ 19,6 millions de dollars). Pour payer cette somme, le club a mis au point un système dans lequel les supporters pouvaient aider le club en achetant des mètres carrés symboliques. Chaque mètre carré coûtait 450 dollars et 27 000 supporters ont contribué à la cause.
En avril 2019, Carrefour a annoncé la fermeture de son unité sur l’Avenida La Plata. Un fait consommé le 5 mai 2019. Un jour historique pour tout le « sanlorencisme ». Et les cuervos étaiet là pour accompagner la fermeture du supermarché. Au revoir Carrefour, il est temps de rentrer.
Le 1er juillet 2019, la première pierre du nouveau stade en « Terre sainte » est posée. La construction sera un autre défi de taille dans un pays en proie à une grave crise économique. Mais comment douter de ce que ces gens sont capables de faire ? Le retour à Boedo n’est pas un miracle du Pape François – le plus illustre supporter du club – mais l’attitude de chaque supporter qui n’a pas laissé mourir le souvenir d’un amour ancien. Chaque jour, chaque défaite, chaque titre, chaque nuit noire, chaque bon ou mauvais moment.
Le cri qui a été lancé tant de fois depuis 1979 se rapproche de plus en plus : on reviendra ! Et cette fois, ce sera pour toujours !
Source article : Extracampo
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